Station Pont Cardinet, heure de pointe.
Le métro s’engouffre dans la rame. Rails qui crissent et aller-retours mécaniques d’yeux en direction du bruit.
Soudain, une vision inhabituelle fait sursauter ton regard. Intrigué.e, tu te hisses sur la pointe des pieds, essayant de retrouver sa trace avant que la foule n’ensevelisse le quai d’en face.
Mais c’est déjà trop tard.
L’apparition s’est envolée…
Les femmes survivantes de viol existent dans les chiffres. On sait par exemple qu’en France, 1 femme sur 6 est victime de viol ou de tentative de viol. Les femmes violées existent aussi dans les discours et dans les représentations, lesquels cultivent dans l’inconscient collectif une figure réductrice et fantasmée de LA femme violée.
Grâce à #metoo, les femmes victimes de viol ont réussi à revendiquer une place au sein de l’espace public. Néanmoins, ce phénomène est resté en partie cantonné à la virtualité des réseaux sociaux. Au quotidien, la réalité concrète des femmes survivantes de viol continue d’être reléguée à la sphère de l’intime. Encore aujourd’hui, le mot “viol” ne se prononce pas dans un lieu public, si ce n’est dans un murmure ou balbutiement. C’est pour se jouer de ce premier tabou qu’est née la femme-violet.
J’ai imaginé la femme-violet comme une présence capable d’intégrer la question du viol dans un espace tangible, ordinaire, et proche. La femme-violet est un avatar de moi-même, que j’ai voulu à la croisée de l’humain et de la créature afin de provoquer un sentiment ambigu d’étrangeté et de familiarité. En effet, la femme-violet incarne ce qui a été invisibilisé et caché, rendu hors norme et tabou, mais qui pourtant existe partout autour de nous. (À quoi ressemblerait Paris si pendant une journée toutes les victimes de viol s’habillaient en violet de la tête aux pieds?). Ainsi, la femme-violet s’inscrit dans un espace précis tout en y créant une fracture, une dissonance.
D’un côté, l’utilisation exclusive de la couleur violet permet de dénoncer l’essencialisation des femmes violées. En créant un décalage qui interpelle, la femme-violet rappelle qu’on ne peut réduire une personne à une seule donnée, que ce soit une expérience ou une couleur. Pourtant, d’un autre côté, la couleur violet représente aussi la trace que peut laisser l’expérience du viol sur la vie d’une femme; le violet marque cette altérité en moi, ce traumatisme en moi dont je ne peux me défaire, que ce soit chez moi, à l’école, dans le métro. Le violet est cette dimension qui continue de vivre en moi malgré moi et qui peut m’amener à me sentir incomprise, isolée. Par ailleurs, ce viol(et) reste et subsiste dans l’intimité mais également dans le rapport aux autres. Il sous-tend et conditionne nécessairement notre conception et nos expériences des espaces sociaux.
Je cherche donc aussi dans mes performances actions femme-violet à évoquer une figure spectrale. On parle de survivante pour qualifier une femme qui a été victime de viol. Il y a chez la femme-violet cette dimension dérangeante et intimidante liée à l’expérience de la mort, de l’innommable. La femme-violet revient de l’enfer pour hanter l’espace public. Elle rappelle à la fois que nous avons le devoir de ne pas l’oublier car nous sommes collectivement tous responsables, mais aussi que sa présence suggère l’existence de coupables, et donc peut être de châtiment.
Les projets femme-violet à Paris et en Serbie ont été co-créés avec Lucie Buclet.
Julien Leponne et Luce Lapotre ont participé aux photos et au stylisme de femme-violet à Paris.