Article publié dans la revue Radar, n.1, Mémoires du Futur.
On est amis depuis environ deux ans, G et moi, le soir où un peu trop d’alcool et de hasards nous plongent malencontreusement dans les bras l’un de l’autre.
Tout se passe bien, un temps. Puis G refuse de mettre une capote et la situation dégénère. Je lui demande de lâcher mes poignets, je lui dis qu’il me fait mal, et tout un tas d’autres choses, articulées dans le vide. Je me souviens qu’ensuite, je compte jusqu’à cinq, très fort dans ma tête, comme pour prendre un grand élan. Après ça, je me souviens moins bien, mais je garde encore avec moi la sensation très nette de ma rage : une détonation soudaine, aussi lointaine que viscérale.
Je n’ai pas compris tout de suite la portée symbolique de ce qui se jouait, comment, paradoxalement, cette agression m’aiderait à guérir du viol que j’avais subi plus jeune. Ce sauveur que je cherchais en l’autre, j’avais fini par l’incarner moi-même. Cette nuit là, j’avais vengé l’adolescente que j’avais été et qui, des années plus tôt, n’avait pas pu se défendre.
Quelques mois plus tard, je portais plainte pour tentative de viol.
Des draps au commissariat, tout banalement, dans l’air du temps.
Quand j’arrive au poste, on me perche sur une chaise en plastique beige écaillé. J’attends le flic qui doit m’interroger, longtemps — assez pour parcourir, hallucinée, la planète sur laquelle je viens d’atterrir. Face à moi, se tient un mur recouvert de dessous de verre à l’égérie du PSG, orné ci-et-là de quelques écharpes de supporters boulochées. Au dessus du bureau voisin flotte en lettre rose l’interrogation suivante: « une femme possède en moyenne 8 paires de chaussures, moi 34, est-ce grave ? Smiley mort de rire ».
Le flic arrive enfin et m’explique que je vais devoir faire un prélèvement vaginal, pour cette agression datée de plus de trois mois. Je crois que c’est à ce moment là, déjà, que la première larme coule, et avec elle tout le poids du sens. Je sens mes vertèbres s’écraser une à une et mes sourcils s’affaisser. Ce que j’envisage un soupçon de soulèvement s’échappe de ma bouche en un marmonnement un peu minable : « Je me suis douchée depuis ». Il répond que c’est le protocole, il n’a pas l’air d’apprécier la plaisanterie.
Je dois dire qu’en arrivant au commissariat, j’avais peu d’espoir d’être prise au sérieux. Mais je me cramponnais à la conviction qu’il fallait que je parle. Toute ma détermination tenait en ces quelques mots d’Audre Lorde répétés en boucle : it is better to speak. Étonnamment, il ne m’était pas venu à l’idée de me poser plus longuement la question de l’endroit où je choisissais de parler. Pourquoi là ? Et surtout, comment ? Avec quel langage ?
En effet, je comprends très vite que je parle une langue étrangère aux normes de mon auditoire : mon blabla étonne, tout autant qu’il exaspère. Ici, les choses se doivent d’être roses ou bleues, vraisemblables ou fausses. On attend de mon témoignage qu’il soit concis et convaincant, et moi j’arrive pleine de doutes et de contradictions, fière de brandir ma fragile vérité comme gage de mon autocritique. Je n’ai aucunement calibré mon témoignage à l’avance, et pour être honnête, je suis moi-même décontenancée par la sincérité que je déverse sans filtre. Pourtant, durant ce bref moment de confession, je me sens étrangement bien. Je suis alignée.
Jusqu’au moment où le flic, visiblement très perturbé par ma manière de gérer ma vie sexuelle, m’arrête : « Je comprends pas, vous dites que vous étiez ferme sur le fait d’être de simples amis, et finalement vous couchez avec lui ? ». J’explique à nouveau que ce soir là je m’étais laissée convaincre, ajoutant qu’à cette période je traversais des bouleversements hormonaux et que ma libido me jouait parfois des tours. S’arrêtant de prendre des notes, il me dit : « Pas la peine de me raconter toute votre vie sexuelle non plus ». Vexée, je saisis le moment pour lui demander pourquoi notre entretien n’est pas enregistré. « Comme ça j’écris que ce qui est important », me répond-il, naturellement. En silence, je digère toutes les secondes durant lesquelles ses mains se sont figées, me laissant poliment comprendre que ce qui moi, me semble important, ne l’est pas selon lui, ne l’est donc pas non plus pour l’institution qu’il représente.
Alors que je me pense au bout de mes surprises, le flic revient sur un détail dont je ne me rappelle pas. Je lui répète que je ne sais pas, ce à quoi il me rétorque qu’il va falloir savoir. Je sens qu’il ne lâchera pas, et que chaque détail menace de remettre en jeu toute ma crédibilité. Je fais mine de me concentrer davantage, tandis que, mentalement, je rejoue en vain la même diapositive embuée. Les souvenirs se sont évaporés.
Or moi, à cet endroit, j’ai besoin de sa confiance — mais depuis quand je m’évertue à gagner une confiance qui ne va que dans un sens ? Alors je ne sais plus ce que je dis, mais je dis quelque chose, je me trahis un peu. Je troque du vrai pour du juste, celui qu’on m’a promis.
Comme ça, petit à petit, je me laisse embarquer dans une aventure de traduction douteuse, et je finis par m’y perdre. Mes proches me rassureront en me disant qu’au final ce qui compte, c’est la big picture. Faire bloc avec sa version des faits. Figer, décider, juger. Calculer sa mise, éviter soigneusement la nuance. Quitte à être là, autant se prendre au jeu, n’est ce pas ? Alors même qu’en plus je sais que mes seuls souvenirs ne suffiront jamais à faire condamner qui que ce soit. Et quand j’y pense, est-ce ce que dans le fond, ce que je veux moi, c’est ça ?
Plusieurs femmes avaient porté plainte contre G avant moi. Et comme ma propre colère n’avait pas suffit à me trainer au poste, j’étais allé piocher un peu dans celle des autres. Me dire que je fais ça pour elles, me sentir bonne citoyenne, bonne féministe, ou alors, ne pas me demander comment je pourrais trouver un sentiment de justice à moi, pour moi ?
Je n’ai jamais eu envie de me venger. L’idée que mon existence puisse en bousiller une autre fait tressauter mon cerveau à la manière d’un gros glaçon dans un shaker. Je crois au pardon, ou du moins c’est l’histoire que je me raconte. Surtout, j’estimais la vérité de G autant que la mienne, pour la simple raison qu’elles existaient toutes les deux autant. J’avais besoin de l’entendre, d’avoir une chance de le comprendre. C’est con, on aurait peut-être mieux fait de se retrouver devant un psy, plutôt qu’un flic ou un juge.
Mettre un pied dans un commissariat, c’est durcir progressivement les traits de son visage, puis les contours de son histoire. À une première violence, s’ajoute celle de devoir se battre pour la légitimité de sa vérité. Une nouvelle forme d’adversité prend forme, et le désir de gagner prend le pas à mesure qu’on se soumet au système de valeur en place. On se construit un avatar, un soi altéré — rassurant, assuré. Est-ce que le mensonge s’installe aussi pour protéger notre précieuse vérité, celle qu’on porte dans notre chair, d’être malmenée ? Le petit jeu se passe, en interne, et c’est seulement une fois dehors, qu’on flanche. Au fait, on a gagné quoi ?
En sortant du commissariat je ne sens plus rien, pas plus mes jambes que mes convictions. Tout a fondu. Le vécu et les mots ne se reconnaissent plus. J’ai peur de cette narration qui m’a échappée, de cette voix que j’entends et qui n’est pas tout a fait la mienne, peur de ne plus être sure de ce qui est vrai.
Compromettre sa vérité laisse un dégoût dans la bouche que l’amertume du silence n’a peut être rien à envier.
On a tendance à oublier que la justice fonctionne parce que des femmes et des hommes donnent leur énergie, partagent leur vulnérabilités, mettent leurs journées en pause pour servir un intérêt prétendument commun. Je n’ai peut être pas de réponse, mais mes doutes comptent. Mon ressenti compte. Celui de n’avoir protégé personne, d’avoir perdu mon temps, d’avoir mis à mal mon intégrité, de m’être dissociée de ma constellation de valeurs à moi.
Alors que j’écris ce texte, trois ans après mon agression, après des mois sans nouvelles ni réponse à mes mails, je suis convoquée une seconde fois par la juge, pour une nouvelle confrontation. Je décide que je n’irai pas. Je refuse de prendre à nouveau part à un processus déconnecté de l’humain, ignorant des mécanismes traumatiques, méprisant d’une temporalité censée. J’ai compris que pour aller au bout de mon idéal de justice, je devrais trouver d’autres chemins. Celui des mots, entre autres. Des mots qui rendent justice à la complexité de nos vécus, à ce qui ne se voit pas, ne se prouve pas, et qu’on pense incohérence. Des mots qui réparent, des mots qui résonnent, des mots qui, envers et contre tout, ont le pouvoir de faire advenir ce qui nous lie.